Vers 1845 Ekaterina Petrovna était tombée malade, et gravement. Se croyant aux portes du tombeau (elle mourut pourtant quelques 50 années plus tard en 1896), et se souvenant de la bonté sans limites de l’impératrice Alexandra Fedorovna, femme de Nicolas 1er, elle avait eu l’inspiration de s’en remettre à elle pour l’éducation de sa fille.
Sophie n’avait que sept ans : selon l’histoire officielle, on mit l’enfant à la malle-poste, avec une lettre pour la puissante et gracieuse souveraine. Partie à l’automne de Paris, elle aurait atteint la Russie avec les premières chutes de neige. Sofia serait arrivée à Saint-Pétersbourg après quinze jours de voyage en diligence à travers l’Europe. Ce voyage aurait été si traumatisant pour cette enfant voyageant seule qu’elle n’aurait jamais plus voulu parler ni de Paris, ni de sa mère qu’elle adorait et à qui elle ne pardonna jamais cet abandon.
En réalité, les choses ne furent pas si simples, il s’est avéré, en fait que Sofia a d’abord vécu dans une pension pour jeune filles en France, puis que la princesse Mathilde souhaitât l’adopter, mais qu’à sa demande, elle vint à Saint-Petersbourg auprès du Tsar. Enfin, qu’elle ne fut jamais laissée seule, puisque qu’elle ne fut jamais séparée de Stepanida, sa camériste. Ce n’est qu’en 1852 qu’elle entre à Smolny.
En Russie, c’est l’impératrice Catherine qui, après la visite à Saint-Cyr en 1762 de son ambassadeur à Paris puis celle de l’archimandrite de Moscou en 1764, avait ouvert une maison d’éducation à Smolny. Cet institut recevait dès l’âge de 6 ans des filles de la noblesse, mais aussi de la grande bourgeoisie et du haut négoce. L’Impératrice décida que Sophie serait envoyée dans une institution analogue à celle de Saint-Cyr, en France : L’Institut Sainte-Catherine, fondé pour l’éducation d’un certain nombre de jeunes filles nobles et pauvres. Elle y suivit attentivement son éducation.
A. Sterligova, qui a étudié avec Sophie raconte :
« A la fin de 1852 ou début de 1853 l’admission dans note petite classe de la princesse Troubetzkoy a fait grand bruit. Tout le monde parlait dune nouvelle pensionnaire d’une grande beauté. Elle était inscrite dans la première classe. Nous avons tous vu que le samedi suivant, lorsque l’inspectrice Fan-der-Fuhr l’a amenée dans le salon, pour aller toutes ensembles aux vêpres. Elle avait environ 14 ans, grande, mince, vêtue d’une robe noire avec un grand col et des manches blanches. Elle avait de longues tresses blondes coiffées autour de la tête, décorées avec deux nœuds de velours noir. Elle avait un visage rose, de grands yeux noirs, des manières élégantes qui nous ont immédiatement charmés. J’ai appris que la nouvelle venue Troubetzkoy était une pensionnaire du Tsar Nicolas Ier. Combien de fois, en première classe, j’étais avec elle et nous apprenions, même, ensemble, les texte de la Bible en russe. Elle m’a raconté que la princesse Mathilde, duchesse de San Donato Demidova, voulait l’adopter, et avait demandé l’autorisation du Tsar. Nicolas a demandé son avis à la petite fille, mais elle a choisi de retourner en Russie sous la protection de l’empereur de Russie. Elle est revenue de Paris, où elle a grandi dans un foyer depuis 1848, avec sa femme de chambre, Stepanida qui ne l’avait jamais quittée. Elle revint dans sa ville natale de Saint-Pétersbourg. Elle avait beaucoup de proches, dans les milieux nobles et à la cour. Sa mère ne l’aimait pas, et son père avait été renvoyé dans les rangs. Parfois j’écrivais son adresse sur les enveloppes qui lui étaient destinées à Petrovsk. Je pense que beaucoup de gens se souviennent de sa carte, envoyée à la famille:. « Sergei Troubetzkoy, né prince Troubetzkoy ». Beaucoup de proches venaient lui rendre visite, et elle jouissait conditions de vie spéciales.«
Ce qui est certain, c’est qu’à cette époque, elle renoue des liens étroits avec sa famille paternelle. Sa grand-mère, déjà veuve viendra la voir jusqu’à sa mort, et trois de ses tantes lui apporteront une aide soutenue tout le temps qu’elle restera à Smolny. Sa tante éponyme, Sophie, épousa en 1844 le riche comte Ivan Alexandrovitch Ribeaupierre, qui est devenu le maître de cérémonie de la Cour impériale de Russie.
Elle a été chaleureusement accueillie par la directrice de l’Institut Sainte-Catherine de Smolny, madame Von Adleberg appelé maman par l’empereur et ses élèves. Elle lui a constamment porté également une attention toute particulière. Était-ce parce qu’elle avait été émue par cette jeune fille qui avait ainsi traversé l’Europe, ou parce qu’elle avait de bonne raisons de penser qu’elle était fille de Tsar ?
Sophie gardera toute sa vie un bon souvenir d’elle et conservait une photo de Mme Von Adleberg dans sa chambre à coucher de Madrid.
Jusqu’au moment où, à l’âge de dix-sept ans (1855), l’Impératrice e en fit sa demoiselle d’honneur, résidant au Palais d’Hiver.
Dans la famille, on s’occupait avec beaucoup de sollicitude de l’établissement de Sophia Troubetzkoy.
Lors d’un bal organisé à Saint-Pétersbourg en l’honneur du nouvel ambassadeur extraordinaire de France, le comte Charles de Morny, diplomate français en Russie dans le cadre du couronnement du nouveau Tsar Alexandre II, la jeune fille d’honneur de l’impératrice éblouit littéralement l’invité de la soirée. Il est un bon parti, même s’il se trouve à cette époque peu fortuné.
Il est également attiré par la jeune fille, en elle-même. Il aime aussi, bien sûr son regard captivant et ce raffinement dans son allure. Alors Morny commence à montrer régulier avec Sophie, qui accepte avec joie ses attentions …
Le fait est que Morny a l’intention de séduire, l’intention du mariage. La belle princesse Troubetzkoï, lui fournira un lien avantageux, appréciée en Russie, en dehors d’un statut social significatif et d’une dot appétissante. Le mariage de la jeune demoiselle d’honneur fut arrangé par l’Impératrice, qui la dota d’un demi-million de francs.
Franz Xaver Winterhalter a peint au moins cinq tableaux représentant Sophie Troubetzkoï en 1862, 1863, 1864, 1865 et 1868.
Seul le tableau ci-dessus, de 1863, qui serait au Musée de Compiègne est connu. Nous avons trouvé ces autres représentations de Sofia qui nous paraissent être de la facture caractéristique de Winterhalter, mais sans pouvoir, ni les dater, ni les localiser pour le moment.
Il convient d’évoquer l’ascendance du comte de Morny, qu’il se plaisait à définir avec humour : « Dans ma lignée, nous sommes bâtards de mère en fils depuis trois générations. Je suis arrière-petit-fils de roi, petit-fils d’évêque, fils de reine et frère d’empereur. »
Ce même comte de Morny, qui devint plus tard duc, était en effet lui-même enfant naturel du général Auguste Charles Joseph de Flahaut (lui-même fils naturel de Charles Maurice de Talleyrand-Périgord) et de la reine Hortense de Beauharnais, et ainsi demi-frère de l’Empereur Napoléon III. Il était en France député (1842-49), instigateur du coup d’Etat du 2 décembre 1851, ministre de l’Intérieur (1852) et Président du Corps Législatif (1854-65) et enfin ambassadeur extraordinaire au couronnement de l’Empereur Alexandre II (1855).
Le mariage eut lieu le 26 décembre 1856, Sofia avait tout juste dix-huit ans, de Morny était de 27 ans son aîné.
L’acte de mariage du comte de Morny fut rédigé en latin, le 7 janvier 1857 (style russe) et la cérémonie célébrée, à Saint-Pétersbourg, dans la paroisse de Sainte-Catherine, par Pierre Couder, curé de l’église de Saint-Louis de Moscou, autorisé par Dom Venceslas Zylinski, archevêque de Mohilef, métropolitain de toutes les églises catholiques romaines de l’Empire russe. On a remarqué que cet acte ne mentionne ni les noms des père et mère des deux époux, ni leur décès, ni leur consentement.
Le comte et la comtesse de Morny étaient maintenant, en route pour la France. « Je les vis l’un et l’autre, nous écrivait, un demi-siècle plus tard, le baron de Behr-Pohpen, comme ils revenaient de Saint-Pétersbourg et s’arrêtèrent à Francfort-sur-le-Mein. Ils étaient descendus à l’hôtel de Russie, elle ravissante en tenue de voyage de piqué blanc, sans autre parure, lui rayonnant de bonheur, très épris« .
De Morny avait depuis 1833 une liaison avec Fanny Le Hon, fille du banquier Mosselmann et épouse du comte Le Hon, ambassadeur de Belgique. Son mariage le 19 janvier 1857 avec la jeune princesse Sophie Troubetskoï déclenche une crise avec Fanny Le Hon qui demande un dédommagement financier de 3 millions et demi de francs, sous peine de révéler le secret de ses affaires avec Morny. L’arbitrage impérial lui est défavorable et c’est Napoléon III qui doit verser une partie de la somme.
Sofia Troubetzkoy a hérité de sa mère sa beauté charismatique et elle était considérée comme une des plus belles et des plus élégantes femmes de toute l’Europe du XIXème siècle.
Légitimiste et bourbonienne par tendance ou par dilettantisme, affectant d’orner sa chevelure ou son corsage de l’insigne fleurdelysé en diamants, elle avait adopté, dès le début, à l’égard de la société bonapartiste, une réserve un peu hautaine et qui n’était pas exempte de parti pris. Se croyant, à tort ou à raison, hors de son élément dans cette mêlée brillante mais trop nouvelle pour n’avoir pas eu à souffrir de bigarrures inévitables, elle appréciait sans indulgence la Cour étrangère où elle venait d’entrer. La comtesse de Morny en était aux premières impressions.
Elle n’avait pas eu le temps de se défaire de quelques préventions acquises ; au demeurant, elle n’avait pas la foi napoléonienne.
Sophie de Morny eût quatre enfants de son premier mariage :
Auguste Charles Louis Valentin, duc de Morny né en 1859 qui épousa Carlota Guzman-Blanco y de Ybarra
Serge de Morny né en 1861, officier de l’armée française, qui mourut célibataire.
Marie Eugenie de Morny née le 25 mai 1857, qui a épousé José Ramón Gil Francisco de Borja Nicolas Osório y Heredia, IX comte de Corzana, grand d’Espagne, quatrième marquis de Arenales.
Sophie Mathilde de Morny (1863 – 1944) épouse de 1881 à 1903 de Jacques Godart, marquis de Belbeuf dont elle divorça, sans postérité, dite « Missy », ou « Oncle Max » ou encore « Monsieur le Marquis » dans le milieu parisien de la fin du XIXe siècle, lesbienne et amie de Liane de Pougy et de l’écrivain Colette.
Observatrice et spontanée, en même temps inattendue et fière, Sofia Sergueïevna avait ses jugements, ses opinions, dont l’esprit et la forme ne manquaient pas d’originalité. « La femme française, disait-elle, par exemple, a le charme, l’intelligence, la finesse. D’elle à nous, la différence est qu’elle se meut à petits compartiments. Chez nos compatriotes, c’est à grands compartiments qu’on espace son existence, avec les suites, il est vrai, des dettes en nombre et des drames sans fin. Mais il faut aux turbulences de l’âme slave du large et du mouvementé. » De l’élévation dans les idées, de la hauteur, de la domination, du fantasque, de la brusquerie dont l’entourage ne s’expliquait pas toujours les causes, de la douceur et de la violence, une franchise d’àme absolue, qui la rendait capable d’attachements durables et profonds en amitié, aussi bien que sensible à l’offense, de manière à ne plus l’oublier : elle était extrême en tout.
Le duc de Morny est un passionné de chevaux. Après avoir lancé Longchamp, il achète le haras de Viroflay resté en friches depuis la mort de Nicolas Rieussec, maire de Viroflay, tombé lors de l’attentat de Fieschi contre Louis-Philippe en 1835. Il y entreprend alors la construction d’un pied à terre rustique et organise au haras des courses fréquentées par le tout Paris. Il offre alors à Sophie Troubetzkoï, sa princesse russe, une maison dans le style des grandes demeures en bois que l’on trouve alors partout en Russie. Cette maison, évoque son pays, avec une décoration importante d’éléments en bois tant pour souligner la couverture que pour aménager une galerie et rehausser l’encadrement des fenêtres mansardées. Les marronniers du parc ont été remplacés par de graciles bouleaux en harmonie avec le style de la demeure.
Elle pouvait se montrer attirante, gracieuse et fine, telle on la jugeait, parmi ceux qu’elle voyait avec complaisance. Mais aimant ses aises, ses habitudes, et souffrant mal qu’on visât à l’en distraire, Par exemple, l’une de ces singularités était l’amour qu’elle portait aux animaux étrangers. Des oiseaux aux aspects rares et bizarres, des sapajous, des petits chiens japonais encombraient les appartements de la Présidence.
De Morny mourut prématurément le 25 février 1865, lorsque leur plus jeune enfant, Mathilde, alors connue sous le surnom de Missy, avait deux ans.
La mort de cet homme était, pour ainsi dire, dans l’ordre des choses, mais rien de prévisible n’avait annoncé l’évènement, aucune maladie grave diagnostiquée, pas de longue agonie ou quoi que ce soit.
La duchesse de Morny, notre Sophie, était si heureuse, ce jour-là, qu’elle était allée à un bal masqué. Un bal costumé de ceux qui étaient en vogue à l’époque. De retour chez eux à l’aube, elle avait trouvé son mari mourant, ce qui, bien sûr, lui a causé un énorme choc émotionnel.
Sophie, était non seulement en deuil, mais elle eu un de ces gestes dramatiques qui fascinaient à l’époque du romantisme : elle coupa ses longues boucles blondes pour les offrir à son époux, le duc de Morny jusque dans la tombe.
Vous souhaitez connaître la suite de la vie romanesque de notre Catherine ?
Alors, rendez-vous bientôt pour la suite de notre histoire d’une princesse russe à l’époque du Romantisme …