Édouard Charton à Chioggia

A Venise, un samedi, le 18 octobre 1869, errant sur la rive des Esclavons, j’aperçus à l’angle d’un canal, près d’une madone, une affiche bleue. Je m’approchai et je lus les lignes que je traduis :

« Demain dimanche, si le temps le permet, le vapeur la Città di Piacere fera une excursion à Chioggia.
Départ de la rive des Esclavons à huit heures du matin ; retour à Venise à six heures du soir. Prix, pour chaque passager, trois livres. »

Note : On prononce à  peu près Kiodjia, et aussi plus doucement Kiodza (Chiozza) et Kiodzottes. Cette indication toutefois ne satisferait guère un Vénitien.

En rentrant à l’hôtel, je demandai à mes deux compagnes, ma femme et ma plus jeune fille, s’il leur plairait d’aller à Chioggia sur la Città di Piacere ? – Aucun obstacle.

Mais le lendemain, premier revers ! il pleuvait. La Città di Piacere restait attachée au rivage, sans souci de renouveler sa proposition pour un autre jour.
A déjeuner, nous étions silencieux. Notre hôte, informé de notre déconvenue, nous vint en aide : il ne paraissait pas avoir grande estime pour Chioggia, qu’il n’avait du reste jamais eu la curiosité de visiter, et dont il connaissait seulement les costumes par quelques scènes grotesques du carnaval de Venise.

« Tenez-vous vraiment à voir Chioggia? nous dit-il. Rien n’est plus facile. Qu’est-il besoin de navire à vapeur ? Chioggia n’est, en droite ligne, qu’à vingt-deux ou vingt-trois kilomètres de Venise. Un beau matin, montez en gondole : vous serez de retour pour dîner. Il vous en coûtera , pour quatre rameurs, quinze ou dix-huit livres. »

Un des jours suivants, au lever du jour, j’allai à la Piazetta, et à peine avais-je dépassé les colonnes de Saint-Théodore et du lion, que huit ou dix gondoliers accoururent.

« Chioggia ! » dis-je.

Le premier répondit : quarante livres; le deuxième, trente; un troisième, Matteo, qui nous avait plus d’une fois promenés par les canaux, me demanda vingt-cinq francs sans compter la bottiglia ou la bonne main, un franc par rameur. Je consentis.

« Per l’interno ? » observa Matteo.

Sans doute. Nous n’avons assurément nul désir de sortir de l’enceinte des lagunes et de naviguer en pleine mer. Ce qu’il nous faut, c’est un ciel pur et, sous la gondole, un miroir.

« Vous aurez le miroir ! » dit gaiement Matteo en consultant l’horizon.

Tant d’îles et d’objets divers défilaient avec rapidité sous nos regards que nous avions à peine le temps d’en demander les noms :
le Lazzaretto ; la Grazia, îlot où l’on fabrique la poudre ; San Seraglio ; San Lazaro ; San Clemente ; à gauche, le Lido et son église rouge , le Lazzaretto Vecchio ; à droite, au loin, Fusino où l’on va chercher l’eau douce ; Sacramento, hôpital d’aliénés, idée qui offusque au milieu de ces enchantements.
« Et cependant, dit une de mes compagnes, si l’on venait à sentir sa raison troublée, qu’aurait-on à désirer de mieux que de venir s’asseoir pour le reste de sa vie à l’une de ces grilles? »
– San Spirito, encore une poudrière ; mais comment tout énumérer ?

Extrait de : LE TOUR DU MONDE – Édouard Charton  – Volume XXVI -1873-2nd semestre – Pages 401-416

Parti sur une eau comme un miroir, Édouard Charton et sa compagnie essuyèrent une rude tempête lors du retour. « Tempo brutto ! » disent les vieux loups de mer.

De nos jours, vous pouvez aller de Venise à Chioggia par le vaporetto. Le village est également accessible par la route.

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